Anne ou l'art de la résilience. Brigitte Monnier Bozon



Anne est une jeune femme de 23 ans envoyée par son gynécologue en première intention en post partum-tardif (5 mois) en vue d’une rééducation pour faiblesse du plancher pelvien. Après un suivi de trois mois (concept abdo-périnéo-mg®), les résultats sont probants malgré une très légère hypoesthésie de la paroi vaginale droite. La trophicité, la compétence abdominale et la force périnéale sont correctes. Tout semble rétabli au niveau fonctionnel mais Anne me demande un suivi pour des problèmes de désir. Je lui propose de voir une de mes collègues psychologues sexologues avec qui je collabore volontiers. Elle souhaite poursuivre avec moi. Je la reçois donc avec une autre casquette.


HISTOIRE CLINIQUE

Anne est en couple depuis deux ans et le bébé a maintenant 8 mois. Elle a subi un licenciement économique (elle occupait une place de secrétaire dans une petite entreprise) à la fin de son congé de maternité et effectue quelques travaux de conciergerie dans son immeuble lorsque son compagnon peut s’occuper du bébé.

Elle me raconte son enfance blessée au cœur des conflits de ses parents, ces derniers s’étant séparés quand elle avait 3 ans. Elle décrit une mère violente verbalement et par moment physiquement, autoritaire à chaque heure du jour, et un père absent et alcoolique. Sa mère a la garde des deux enfants et les visites au père seront très espacées, celles-ci se solderont même par des accusations de la mère d’abus sexuels par le père sur Anne et sur sa soeur (d’un an plus âgée), faits qu’elle nie farouchement, accusant sa mère de manipulation…

Le début des relations sexuelles se fait à 13 ans pour « avoir quelqu’un ». Selon ses dires, aucun émoi, aucune recherche du plaisir dans l’enfance ni dans
l’adolescence, elle ne se souvient d’aucun essai d’autoérotisme. De plus, elle en parle avec une gêne farouche en terme d’inutilité. A la rencontre avec son compagnon actuel, Sam, c’est la découverte du désir, du plaisir et de l’orgasme. Bref, le nirvana même si l’acte reste effectué de façon archaïque sans aucun préliminaire, elle dit s’être sentie comblée. La sexualité semble génitale, le corps peu ou pas exploré, et l’imaginaire érotique toujours absent tout autant que les rêveries diurnes. Mais ça fonctionne. Pendant la grossesse, la sexualité se poursuit jusqu’au septième mois. Depuis l’accouchement, plus de sensation, et donc secondairement plus de désir et une impression de béance vulvaire (non confirmée à l’examen gynécologique).
 
Elle finit très vite par refuser les approches de son compagnon. Ce dernier insiste plusieurs fois, elle le repousse toujours et ne supporte plus sa proximité physique. Nous sommes maintenant au stade de l’évitement de Sam, les affrontements verbaux sont fréquents, le côtoiement insupportable.

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DEMANDE DE LA PATIENTE ET SYMPTÔME SEXUEL ET AFFECTIF :

La demande d’Anne est de retrouver la même sexualité avec Sam qu’avant la naissance. Son paradis perdu. Elle souhaite également empêcher Sam de partir. Paradoxalement, son non-désir est tellement douloureux à confronter pour elle qu’elle souhaiterait presque son départ. Le symptôme sexuel est un trouble du désir secondaire à un trouble du plaisir, à une modification de l’image corporelle (impression de béance vulvaire) et à une modification des perceptions intéroceptives. Le désir de plaisir pour elle n’existe pas comme nous l’avons entendu dans l’histoire clinique, seul un désir de plaisir partagé a une valeur à ses yeux. Le symptôme affectif en transparence est un besoin de fusion débordant (la fameuse « sexualité hameçon » de Joëlle Mignot). Mais là, la pêcheuse a mordu à l’hameçon et elle semble avoir bien accroché au plaisir avec cet homme-là…

BASES ET REPÉRAGE

• Observation physico-comportementale
Anne est assise en salle d’attente, figée, le visage fermé et triste, les yeux presque exorbités, comme arrêtée, en stupeur. La poignée de main est inconsistante, le déplacement aussi rigide que peut être l’arrêt. Elle me suit dans la pièce quasiment résignée. Elle se rassied sur le bout de la chaise, son pull à boutons est fermé jusqu’au cou et même si nous nous connaissons depuis quelques mois, elle semble sur la défensive comme si son corps n’était plus un rempart de protection, comme si d’aller vers les mots était vraiment le dernier tabou… J’ai vraiment l’impression de me trouver devant un mélange de statue et de marionnette, un corps peu incarné mû par des forces extérieures.

• Repérage au niveau verbal
Même si le corps nous donne beaucoup d’informations, le partage au niveau verbal avec Anne va nous en apporter d’autres. Il faudra du temps, beaucoup de temps pour que les mots sortent, je lui laisse garder la couverture sous le menton tant sa pudeur demande à être respectée. Les mots sont rares, les phrases vides sémantiquement, brèves, j’ai un peu l’impression de jouer au jeu du oui et du non et d’aller moi aussi à la pêche aux informations. Quand je reprends sa phrase « pour avoir quelqu’un » et que je lui renvoie : « si j’ai bien compris, pour être avec quelqu’un, elle me répond, « non, pour avoir ». Ah ! l’être et l’avoir… le problème de son couple est vraiment une histoire de conjugaison.

• Repérage au niveau du système de croyance
L’amour ça se fait à deux et le plaisir obtenu seul n’a pas lieu d’être… Visiblement cette croyance-là est, après vérification, valable pour toutes sortes de
plaisir, même un coucher de soleil ne peut pas être apprécié si l’on est seul, un aliment n’a pas de saveur si l’aimé ne partage pas la table, aucune musique n’a
crédit à ses oreilles si le concert de leur cœur n’est pas présent. La deuxième croyance est que le changement n’est pas possible, « il n y a qu’une façon de faire et c’est celle que je pratiquais avec Sam ». La manière de procéder et la personne avec qui cela se passe ne sont pas modifiables. Le mythe du paradis perdu est bien là avec les limites qu’il implique et l’impossibilité de changement et d’adaptation.

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PISTES CLINIQUES À EXPLORER

• L’isolement et la recherche de l’appui vital Anne donne l’impression d’avoir poussé toute seule, sans appui, sans sécurité, totalement ignorée dans ses besoins, ses valeurs et ses désirs autant pendant l’enfance que pendant l’adolescence.

• La perte de mobilité et l’impossibilité de changement
Anne est figée, ne connaît aucun autre chemin à prendre pour retrouver le bonheur, donc stoppée, à l’arrêt. L’impossibilité d’une quelconque modification
dans son corps et dans sa vie sans être en danger, tant le modèle rigide et autoritaire de la mère l’a empêché d’élargir ses choix de vie.
Elle ne peut initier un changement dans son rapport avec son corps et avec la vie sans se sentir en danger. Cette impossibilité est due à l’éducation rigide et autoritaire de sa mère. La vie à la maison était insupportable et les visites à l’extérieur potentiellement dangereuses.

• La négation de toute possibilité de plaisir solitaire
Comme nous l’avons vu, aucune connaissance d’émotions érotiques, de rêveries ou de fantasmes… Aucun investissement de plaisir solitaire à tous les niveaux sensoriels existants.

• L’impossibilité de se laisser aider par l’autre et de s’abandonner et de faire confiance



Rédigé le Jeudi 3 Avril 2014 à 11:00 | Lu 475 fois modifié le Mercredi 14 Novembre 2018
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