Gabriel et Marie ou le saut de l'ange. Joëlle de Martino



Le cas présenté ici, Gabriel et Marie, a été choisi, car il représente en parangon l’histoire d’un couple qui, dans ses tergiversations diverses de luttes de pouvoir (qui aime plus que l’autre ?), pourrait aussi bien être – ou avoir été – le mien, ou le vôtre, à différents moments de nos vies amoureuses. L’utilisation de l’hypnose, et d’autres techniques mixtes utilisées, ont abouti à un travail clinique opératoire dans la résolution des problèmes posés en début de thérapie. Que le contre-transfert du thérapeute ait pu être mobilisé est en soi une évidence.


HISTOIRE CLINIQUE ET ANAMNÈSE

Gabriel est né en 1968. C’est un bel homme athlétique, style playboy. Il a divorcé deux fois : deux filles du premier mariage (27 ans et 24 ans) ; un garçon du second (11 ans). Il est issu d’une famille bourgeoise traditionnelle très rigide sur les principes moraux et les bonnes moeurs à respecter en société. Il a un haut grade dans l’armée. Officier supérieur dans la Gendarmerie, il a postulé pour un poste en Afrique occidentale. Il a demandé sa mutation « pour s’éloigner de Marie ». Il était en attente d’une réponse au moment du premier entretien. La réponse positive lui sera donnée au cours de la thérapie. Il a fait une tentative de suicide à cause de sa rupture avec Marie. Celle-ci, 52 ans, superbe femme, pleine de charme, sportive, cultivée, sept ans de plus que lui, est divorcée aussi. Elle a un garçon (24 ans) et une fille (19 ans) « qui apprécie beaucoup Gabriel ». Elle a un poste de cadre de santé à l’hôpital et a beaucoup de responsabilités dans le service qu’elle occupe, et où elle est très appréciée. Ils ont cette relation amoureuse depuis cinq ans. « Ils sont fous d’amour l’un pour l’autre, et cependant… ils ne cessent de se déchirer », diront l’un et l’autre à des moments différents du travail thérapeutique, comme si c’était un oukase auquel ils ne pouvaient échapper : « Névrose de destin », aurait dit Freud ?

LA DEMANDE

Leur demande initiale était d’essayer d’éclaircir ce qui se passe entre eux et notamment, porté principalement par Marie, le problème des infidélités amoureuses répétées de Gabriel, malgré ses promesses d’arrêter. Et à partir de ce bilan, prendre la décision de continuer ensemble ou de se séparer.

BASES THÉORICO-PRATIQUES UTILISÉES

J’ai fait avec ce couple douze séances dont deux en individuel. Mon écoute, acquise tout au long de ma formation de psychanalyste, a été enrichie par le
cadre de références de l’approche systémique ; l’usage du « dialogue stratégique » de Giorgio Nardone, et l’utilisation de l’hypnose éricksonienne, notamment des métaphores.

CHOIX DES PISTES CLINIQUES À EXPLORER

Trois axes m’ont semblé utiles à travailler : la problématique de la séduction maladive de Gabriel ; la question du lien amoureux entre Gabriel et Marie ; le sens de la répétition de ces ruptures et de ces reprises.

APPLICATIONS DANS LES SÉANCES DE TRAVAIL ET TECHNIQUES MIXTES UTILISÉES

« Dans notre histoire, il y a beaucoup d’amour et beaucoup de douleurs. » Ainsi Marie ouvre-t-elle le premier entretien. Avec une voix blanche et au bord des larmes. « Nous sommes deux êtres sensibles, enchaîne-t-il aussitôt, cette sensibilité est un point qui nous lie tous les deux. » Elle : « J’ai été en forte dépression suite à mes pensées douloureuses liées à la séparation d’avec Gabriel. Comment pouvais-je refaire confiance à quelqu’un qui m’a trompée sans raison ? Gabriel fonctionne avec le plaisir. Il privilégie avant tout son plaisir. Je sais que quelque chose peut se reproduire : pas vu, pas pris ! »

Gabriel est dans le paradoxe du séducteur qu’il énonce de façon presque caricaturale et de manière alambiquée : « Je suis incapable d’être fidèle quand je suis avec Elle et incapable d’être infidèle quand Elle n’est plus avec moi. » Ce qui fait problème dans ce couple, entre autres, c’est le manque de confiance qui s’est installé entre Marie et Gabriel. Marie revient sans arrêt sur ce thème, quelles que soient les promesses de fidélité jurées par Gabriel qui est pris alors, comme je l’avais montré dans un article précédent, dans « le syndrome de l’Homme qui rit ».

« Ma parole n’a plus de valeur, dit-il, car elle a été grandement dégradée par mes promesses non tenues. » Et sa question existentielle revient en leitmotiv :
« Est-ce que je vais être capable d’être fidèle ? Je suis capable du plus comme du moins. Je suis toujours dans les extrêmes, les excès. »

Je propose au couple, après quatre séances, de faire une séance où je les recevrai séparément, avant de les recevoir de nouveau en couple. Je pratique souvent de cette façon quand je travaille en thérapie de couple. Cette façon de faire permet souvent une libération plus grande de la parole, car en couple il est parfois difficile pour l’un de dire les choses devant l’autre. Bien sûr, contractuellement, il est dit aux patients qu’il ne s’agira ni d’une séance de confessionnal, ni d’un espace où une confidence secrète serait donnée au thérapeute, mais que ce qui sera dit devra être rapporté à la séance commune. Cette procédure vise à montrer aux membres du couple, et de façon claire, qu’en aucun cas le thérapeute ne fait alliance avec l’un contre l’autre. On demandera à l’un et à l’autre de résumer, sous mon contrôle, ce qu’il a dit durant la séance en l’absence de l’autre. On tire à pile ou face qui est reçu en premier.

GABRIEL SEUL

A l’entretien suivant, Gabriel, que je reçois seul, me dit avoir réfléchi sur ce qui s’était dit à la dernière rencontre de travail commune. « Mon souhait est d’établir une relation de stabilité, une vie harmonieuse, une envie de partager dans une situation où il n’y a plus de turpitudes. Or, par mon comportement je n’apporte que de l’insécurité. Je suis dans le côté de l’immédiateté ; je suis dans la jouissance immédiate sous toutes ses formes. Je suis rigoureux quand je suis militaire, mais quand je suis civil je fais l’inverse. Je subis ma vie : c’est ce qui m’a amené cet été à vouloir mettre fin à mes jours. Je ne pouvais vivre sans Marie. Je n’acceptais pas d’être rejeté par elle. Je SUBIS MA VIE. Je suis dans le mythe de Sisyphe de Camus. Ma vie je la pousse comme un rocher, puis il redescend et je remonte le rocher, et il redescend…

Le départ en Afrique c’est une forme d’évasion. Je veux m’éloigner de Marie pour pouvoir l’oublier plus facilement, MAIS je souhaite que Marie vienne avec moi.  Rétablir sa confiance en moi sera difficile. L’Afrique n’est-ce pas une autre forme de jouissance ? Avec ces femmes noires faciles – paraît-il ? – est-ce que je vais tenir ? Marie est la Femme de ma Vie et je souhaite qu’elle vienne avec moi. J’ai trompé Marie deux fois avec une jeune femme de 25 ans. La tentation était trop grande et… j’y ai cédé. Je ne suis pas capable de résister ! Serai-je capable de résister là-bas ? ET j’ai envie d’une certaine harmonie… »
Je lui demande pourquoi a-t-il besoin de se laisser tenter ? D’établir de nouvelles relations ? Il me répond : « J’ai besoin d’être rassuré. Depuis toujours j’ai eu besoin de séduire : mes parents, mon fils, les autres… Je suis dans un rôle, je suis un acteur de théâtre
permanent. »

A la fin de cette séance, utilisant la technique élaborée par Giorgio Nardone, je lui pose la question du « fantasme du pire qui peut arriver », et lui demande de
me donner, à la prochaine séance, les réponses par écrit : « Qu’est-ce qui peut arriver de pire lors de vos sexualités conquérantes ? » La technique donne des résultats spectaculaires. Car elle amène la personne à développer des points essentiels, à se retrouver face à elle-même en évitant le blocage des défenses du Moi. Cette technique joue comme un conte ou une parabole. Quand on écoute, on a l’impression que c’est quelque chose d’externe qui est raconté, à quoi
on est étranger, et… soudainement, ou dans un temps plus ou moins long… on prend conscience, dans un insight, qu’on est pris dans l’histoire, et que c’est de Soi dont il s’agit ! Et cette découverte ne peut plus être évacuée.

Il me dira à la séance suivante tout le mal qu’il a eu à s’atteler à la tâchedemandée : « Tous les prétextes ont été bons pour fuir la tâche : mon travail ; le temps passé avec mon fils ; le temps passé avec Marie ; le sport ; la fatigue de la journée. Une démarche de procrastination qui ne cessait d’envahir mon quotidien. Fuite, fuite et refuite. Enfin j’ai abordé le coeur du sujet. Je retranscris in extenso le document écrit qu’il m’a remis, tant ce document est vrai et émouvant par la
mise à nu offerte du Sujet. « Le pire d’une sexualité conquérante, c’est de se retrouver seul, pensant être aimé et réaliser que les gens que l’on pense séduire se détournent et se révoltent par l’indifférence, car ils ont souffert.

« Le pire est une honte de la part de mes proches (parents, enfants, amis) qui me voient comme une mauvaise personne et non comme une belle personne. La fameuse référence à “être reconnu par des personnes elles-mêmes reconnues”. » Référence à une allusion que j’avais faite, en guise de métaphore, dans une séance précédente, sur ce qui est en jeu dans le processus dialectique de reconnaissance dans la « Dialectique du Maître et de l’Esclave » de Hegel.
« Le pire est de véhiculer une image d’un homme peu fiable, séducteur de pacotille qui se ment à lui-même alors qu’il doit (… ?) (sic)

« Le pire est de faire du mal à la personne que j’aime, Marie, qui souffre, a souffert, et risque de souffrir à nouveau, si je ne prends pas conscience de mes dérives comportementales. »

« Le pire est de faire du mal à la personne qui a fait le plus de choses pour moi, qui représente la personne la plus importante, Marie, qui est la femme qui m’a réconcilié avec “les femmes”. » (sic)

« Le pire est de lui cacher des choses, de lui mentir à nouveau. »

« Le pire est de la voir partir à nouveau, de la savoir dans les bras d’un autre, d’imaginer qu’elle puisse avoir des relations sexuelles avec des partenaires qui ne sont pas moi. »

« Le pire est de perdre la femme qui est celle qui m’a apporté, prouvé le plus d’amour, malgré mes trahisons. Elle s’interroge sur la suite à donner à notre relation, après avoir été trompée deux fois. Elle me prouve par ses interrogations, ses incertitudes, ses craintes qu’il y a un espoir de reprise, si elle décide de me redonner confiance. »

« Le pire est d’avoir une sexualité débridée, déviante et dangereuse, d’avoir plusieurs partenaires, de transmettre des MST si les précautions ne sont pas prises. »

« Le pire est de faire du mal autour de moi alors que ma nature profonde est tout l’inverse. Je suis animé en permanence d’une envie de faire du bien, de répandre du Bonheur et ce Bonheur je le donne un peu, beaucoup, mais je le remplace par des actes qui annihilent tous les bienfaits : donner et reprendre involontairement, inconsciemment. »

« Le pire est de tromper, tromper la confiance accordée ; mentir, mentir aux autres, à soi-même, jouer un rôle, ne pas être soi-même. »

« Le pire est de ne pas être considéré comme une personne fiable, ne pas être crédible, ne pas avoir de parole. Devenir un être illégitime, dont la parole n’a pas de valeur, dont la présence est un bonheur mais l’absence est une période de doute pour Marie où la fille avec qui je serais. (sic)

« Le pire est d’avoir l’image d’un don juan qui joue un mauvais rôle d’acteur, avec son lot de manque d’authenticité, manque de spontanéité, manque de naturel.


Joëlle Mignot est psychologue clinicienne spécialisée en sexologie clinique et en hypnose… En savoir plus sur cet auteur

Rédigé le Mercredi 30 Avril 2014 à 14:35 | Lu 2239 fois modifié le Mercredi 14 Novembre 2018
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