Paolo ou "entre mer et montagne". Isabelle Alet



Paolo a 37 ans. C’est un homme à l’allure dégingandée et pas très assurée. Le décès de son père a réveillé un ensemble de questionnements existentiels qui l’amènent à consulter. Il se plaint d’un sentiment d’incomplétude lié en partie à un problème d’éjaculation rapide.


HISTOIRE CLINIQUE

Intermittent du spectacle, il est père de deux enfants et vie en couple depuis quinze ans. Fils unique, issu d’un couple mixte entre un père argentin et une mère française, il grandit entouré de celle-ci et de sa grand-mère paternelle. Voilà deux ans que son père est décédé et il se sent toujours accablé par une immense tristesse. Son père a été un détenu politique pendant toutes ses jeunes années. Enfant, il ne le connaît qu’à travers les récits admiratifs de sa grand-mère paternelle. Il se construit l’image d’un père héroïque, capable de surmonter toutes les épreuves du destin. A 10 ans, le mythe s’écroule. Son père est libéré.
Il rencontre un homme brisé par des années de détention, incapable de s’intéresser à lui et au monde qui l’entoure. Il relate des moments douloureux où son père pleure en réclamant son propre père mort en mer alors qu’il avait juste 2 ans. Paolo se surprend parfois à dialoguer intérieurement avec ce grand-père dont il porte le nom. Il l’implore de s’occuper de son fils.

Adolescent, il se passionne pour les méthodes de torture de guerre. Sa grand-mère lui apprend que son père a subi des brûlures sur les parties génitales. Cette information le plonge dans un profond désarroi et la colère qu’il éprouvait pour lui se transforme en une immense compassion. A 17 ans, il enchaîne quelques rencontres amoureuses dont il attribue l’échec à son éjaculation rapide. Puis à 22 ans, il rencontre Caroline, sa compagne actuelle. Il est charmé par sa joie de vivre et son dynamisme. Elle ne semble pas souffrir de son éjaculation précoce. Violée pendant son adolescence, elle éprouve quelques
réticences à la pénétration vaginale, elle préfère le coït anal. Ce « détail » dit-il a été déterminant dans son attachement pour elle. Il peut enfin vivre sa sexualité sans se sentir diminué. La pénétration anale ne génère aucune précipitation. Ils vivent quelques années de fougue charnelle et intellectuelle jusqu’à l’arrivée du second enfant. C’est à ce moment-là que Caroline souhaite réinvestir la zone vaginale. Il s’exécute et ressent une humiliation à chaque rapport devant la jouissance insatisfaite de sa compagne. Il a l’impression que le vagin est d’une chaleur si insupportable que cela l’oblige à jouir rapidement.

LA DEMANDE

Paolo formule le désir d’être mieux installé dans sa virilité. Il identifie deux symptômes symbolisant à ses yeux une difficulté à être homme : l’éjaculation rapide
et la passivité. Quand je lui demande à quoi ressemble cet homme qu’il rêve de devenir, il répond : « Etre un homme c’est être engagé dans la vie, c’est s’engager dans son travail, arriver à satisfaire sa femme… alors que moi, je suis englué dans la passivité, je ne suis jamais vraiment dedans… »

BASES THÉORICO-PRATIQUES

Les premières séances furent consacrées à une investigation transgénérationnelle. La tristesse persistante qu’il affiche deux ans après le décès du père, associée à un sentiment de culpabilité m’incite à explorer ce deuil non fait. En dessinant l’arbre généalogique sur trois générations, Paolo se rend compte qu’il porte en lui deux deuils : celui de son père et le deuil non fait de son père pour son grand-père disparu en mer. Cette interprétation apporte un soulagement
visible. Pendant plusieurs séances, il pleure de toutes ses larmes les souffrances de son père. Il ne se pardonne pas ses pensées haineuses envers lui. Il s’accuse de n’avoir pas su établir un dialogue avec lui. Il pleure également le père absent qui n’était pas là pour lui parler, pour le guider. Au fil des séances, l’émotion cède peu à peu la place à la verbalisation de ce qui n’a jamais pu être dit. Les théories psycho-dynamiques ont servi de support pour donner du sens au symptôme.

Un dysfonctionnement apparaît au niveau de la phase d’individuation masculine, phase au cours de laquelle le garçon accède à la masculinité en se désidentifiant de sa mère. Entre sa mère et sa grand-mère, il ne peut pas s’identifier à un modèle masculin. L’image héroïque du père qu’il se construit est fragile, elle se conjugue à un sentiment d’abandon et de culpabilité. L’absence du père est manifeste tant physiquement que psychiquement. En effet, les rares récits sur le père émanent de la grand-mère. La mère bloque l’accès au père puisqu’elle ne le fait jamais exister dans son discours. Paolo ne peut donc se détacher du féminin pour accéder au processus de masculinisation. L’éjaculation précoce peut être interprétée comme la craindre d’être contaminé par la féminité et perdre ainsi son essence masculine fragile. Coïter signifie entrer dans la femme-mère avec peut-être le danger d’être ré-englouti par elle. Il redoute ce vagin brûlant qui pourrait le déposséder de son identité masculine, à l’instar de son père émasculé
par des années de torture.



Rédigé le Vendredi 4 Avril 2014 à 12:25 | Lu 607 fois modifié le Mercredi 14 Novembre 2018
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