Ronan ou retisser les fibres de la vie. Dr Thierry Servillat



J’ai connu Ronan il y a treize ans. Pour une thérapie d’un couple bringuebalant qui essayait à grand-peine de construire une sexualité incertaine. Michèle, son épouse, vivait avec Ronan sa première expérience conjugale, commencée après un long célibat desséchant intégré dans une existence de comptable bien ordrée même si pas vraiment tranquille.


HISTOIRE CLINIQUE

Ronan, lui, restait secret sur son histoire que j’apprendrai peu à peu, et toujours par petits bouts, juste lorsque cela lui sera indispensable de m’en parler : enfance pas miséreuse mais sûrement rude, peu de place pour l’expression des sentiments et de la tendresse, construction d’une identité masculine plutôt avec les « gars de la rue » qu’avec un père tôt décédé, et une absence quasi totale de figures paternelles par ailleurs.

Je vis Ronan et Michèle pendant un an environ. Ils avaient du mal à « s’entendre ». Sur bien des plans. Ce n’était pas étonnant, Michèle avait du mal à parler
d’autres choses que d’argent. Non pas qu’elle était financièrement avare, non, elle n’avait pas de problème pour dépenser et acheter des belles choses, financer des voyages agréables. L’argent, les chiffres étaient le seul sujet avec lequel elle se sentait suffisamment à l’aise pour s’exprimer. Sur le plan corporel, sa rigidité était impressionnante. Elle en était consciente, sans pouvoir (ou vouloir) l’expliquer. Elle n’évoqua jamais de maltraitance ni d’agression sexuelle qui puisse expliquer de telles difficultés dans sa féminité. Elle n’était pas mal habillée, mais ses tenues n’avaient pas le goût qu’elle pouvait montrer dans d’autres domaines tels ceux que je découvris plus tard. Sa manière de parler était aussi très contrôlée, dénuée d’affects, assez hachée. On sentait de l’intelligence, et, par moments, une sensibilité certaine, mais cachée.

Pendant cette thérapie, à laquelle chacun des deux conjoints vinrent avec assiduité, je les accompagnais dans l’évolution de leur vie sexuelle, car c’était là
que la complexité était à son comble. Ronan, avant de connaître Michèle, avait déjà commencé à fréquenter des clubs échangistes, et probablement aussi encore davantage, comme il me le laissa entendre ultérieurement, bon nombre de prostituées. Et afin d’« initier » Michèle, il l’avait emmenée dans ces lieux dans lesquels se déroulent des pratiques variées et graduées entre simplement regarder et participer génitalement. Peu à peu, ce couple s’était accordé, créant une intimité précieuse pour ensuite se retirer progressivement de ces activités groupales dans lesquelles ils me dirent avoir surtout un comportement d’observateurs. Et la thérapie s’arrêta, logiquement.

Douze ans après, Ronan revint me voir. Michèle venait de décéder d’un cancer du poumon (alors qu’elle ne fumait pas). Ronan était rempli de peine, vivait
la culpabilité et les auto-reproches habituels du deuil, et exprimait aussi une quantité raisonnable de colère envers les médecins qui s’étaient plus ou moins bien occupés de Michèle.

LA DEMANDE DU PATIENT

Il me demanda de nouveau de l’aide : pour faire face à ce deuil. Peu à peu, grâce à une écoute empathique simple, les émotions initiales de Ronan
laissèrent la place à davantage d’apaisement et à des impressions et des sentiments nouveaux. Ronan vécut la tentation du suicide, mais choisit de ne pas passer à l’acte. Il mit au premier plan un vide identitaire, se vivant comme un humain sans spécificité ni intérêt ni pour les autres ni même pour lui. Et ce d’autant plus qu’il venait juste d’être à la retraite, se sentant maintenant inutile pour la société alors que ressentant encore, à 62 ans, de l’énergie. Cette retraite, ils l’avaient avec Michèle soigneusement préparée : des voyages à deux d’abord, pour découvrir un vaste monde qu’ils connaissaient peu, et continuer à vivre cette tendresse qu’ils avaient mis tant de mal à construire, en attendant la joie d’être grands-parents (oui, j’ai oublié de le dire, ils avaient pu avoir ensemble une fille, au début de leur union, avant même, comme tant de couples, de construire vraiment leur intimité conjugale).

L’aide de Ronan devint donc rapidement : aidez-moi à exister en tant qu’individu, et en tant qu’individu susceptible d’être de nouveau aimé par une femme.
Il avait de grandes difficultés à prendre soin de lui, des difficultés qu’il exagérait probablement dans sa manière de les exprimer – d’aucuns diraient qu’il hystérisait –, mais à partir d’une base de vérité qui était constatable visuellement et olfactivement. Il disait que sa maison était devenue un taudis, qu’il ne se nourrissait que de conserves et ne sortait jamais de chez lui. Fondamentalement, il se plaignait, et lorsque je lui demandais un objectif pour la séance, il devenait un peu agressif (et plus vivant) : « Que voulez-vous que je fasse maintenant ? Quelle femme va vouloir de moi ? Michèle, que je ne méritais pas… J’ai tout gâché... », faisant preuve d’une lucidité dont il semblait à d’autres moments manquer lorsqu’il me racontait les débuts de liaisons féminines qu’il ne manquait pas régulièrement d’entamer.

BASES THÉORICO-PRATIQUES

L’approche utilisée est essentiellement d’inspiration éricksonienne, à partir d’une formation de base en clinique psychiatrique. Observer tout ce qui peut être
utilisable chez le patient, choisir des éléments parmi les plus spécifiques du patient afin de contourner ses résistances et de l’amener vers ses objectifs.
Dans ce cas précis, les objectifs du patient ne sont pas précis. Face au traumatisme de la perte, Ronan veut continuer à vivre mais est démuni pour savoir – et surtout décider – quoi. Il oscille entre vouloir rester dans sa maison et y faire venir une nouvelle femme (mais où est-elle, celle qui acceptera de remplacer une défunte ?), et vendre cette maison, changer de région pour vivre des choses vraiment nouvelles.

Nous adhérons à la notion de thérapie brèves : faire juste ce qui est nécessaire et laisser dès que possible le patient nous abandonner voire nous oublier, aller au début très lentement, dans l’espoir d’aller plus vite ensuite . Nous restons également très en contact avec notre ressenti corporel afin également
de l’utiliser le plus possible, voire de l’amplifier et de le surjouer dans une optique provocative . Notre connaissance antérieure du patient nous avait fait remarquer quelles étaient ses faiblesses. Dans la visée éricksonienne (« les faiblesses sont les fibres de la vie » ), nous ne cherchons ni à résoudre quoi que ce soit, ni pallier quoi que ce soit : simplement amplifier ce qui va bien.



Rédigé le Mercredi 14 Novembre 2018 à 16:51 | Lu 1406 fois modifié le Mercredi 14 Novembre 2018
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